Françoise : "Les restos du coeur"
«Tu sais, Françoise, Catherine a la jambe dans le plâtre pour un bout de temps et ne peut pas se déplacer…Elle s’inquiète beaucoup pour les « restos du cœur ». Tu ne crois pas qu’à nous deux on pourrait la dépanner ? »
Ainsi interpellée par Muriel, une voisine, j’ai accepté.
Jamais je n’oublierai ce premier jour.
C’était le 3 Janvier.
La distribution commençant à 8h30, j’arrive à 8h20…et me trouve devant une queue de plus de vingt personnes, debout dans l’entrée. (J’apprendrai par la suite que les portes s’ouvrent à 8h, pour éviter aux premiers arrivants d’attendre dehors, dans la nuit et le froid.) Dans cette file d’hommes et de femmes, où personne ne se parle, je suis d’abord frappée par les attitudes : corps abîmés, courbés, cheveux peu soignés, vêtements souvent très usés….Plusieurs femmes, cependant, se sont faites belles pour venir au « resto », et restent à la fois discrètes et très dignes. Quelques unes sont voilées. Puis je découvre des visages. Ce jour-là, il me semble n’en avoir vu aucun sourire. Les traits sont tirés, les dents abîmées, les expressions marquées.. . . par la vie, la fatigue, la misère, les nuits dehors pour certains ? Un mot me parait s’imposer : « On a honte d’être là…. »
Puis, à 8h30 exactement, un monsieur souriant et bienveillant nous fait entrer, un par un. Il contrôle les carte d’identité et les précieuses cartes des restos, avec un bonjour et un mot gentil pour chacun. Second contrôle, informatique celui-là, puis on me remet un ticket où est inscrit un gros « 2 » : cela veut dire que dans chaque étal, je recevrai la part de deux personnes. Je suis la file et m’aperçois vite qu’il ne faut pas traîner ni passer du temps à choisir (quand un choix est possible) sous peine de retarder tout le monde. Des voisins, me voyant un peu empêtrée et me devinant « nouvelle », me servent de guides. J’arrive ainsi au bout du local après avoir passé par huit « boutiques » différentes et reçu ce que j’apporterai tout à l’heure à Catherine et son fils : certains produits très bien ; d’autres moins présentables, surtout parmi les légumes ou fruits « frais », mais Catherine m’avait dit : « Surtout, ne refuse rien ! »
Une petite pause avant de partir : dans une partie du local aménagée en « guinguette », on peut déguster café, thé ou chocolat, ou même soupe, souvent accompagnés d’un croissant ou petit pain au lait. Un « plus », très apprécié : l' exemplaire de l’Ouest-France du jour déposé sur chaque table.
Petit à petit, je découvrirai les nombreux services liés aux « restos du cœur » : salon de coiffure, permanence de la CAF et d’une assistante sociale, écrivain public, vestiaire, espace « bébés du cœur », offres d’emploi, parfois des places de cinéma, …Et une table où l’on peut poser ou prendre sans rien demander des livres ou revues (j’y ai mis « La Vie » plusieurs fois) : signes que les organisateurs savent bien que « L'homme ne vit pas seulement de pain.. »
Je m’apercevrai aussi qu’il y a des jours où, je ne sais pourquoi, les personnes sont plus gaies, se disent bonjour, échangent des plaisanteries. Je découvrirai la qualité de l'accueil, le sourire des « accueillants », les façons diverses de manifester sympathie et respect. J’éprouverai des joies, par exemple, un matin, ma voisine de file, avec qui j’avais échangé quelques mots amicaux, m’offrant à la sortie une boîte de conserve (la même que celle que j’avais choisie, parce que sûrement j’aimais ça !) comme pour me dire merci. Il y a eu aussi mon embarras en découvrant à quelques mètres de moi une personne que je connaissais et qui aurait sûrement préféré que j’ignore qu’elle fréquentait les « restos »…
Bien des questions ont surgi, au cours des semaines : donner tout gratuitement, est-ce nécessairement respecter les personnes ? Cette nourriture, reçue comme une aumône, a-t-elle valeur à leurs yeux ? J’en ai vus jeter une partie de ce qu’ils venaient d’emporter….Coluche avait voulu les « restos » pour répondre, temporairement, à une urgence : c'était il y a 20 ans... et aujourd'hui, il y a encore plus de demandes. Pourquoi ?
Mais ce tout premier jour, une fois dans la rue, ce qui s'est imposé à moi, c'est un constat (un aveu ?) : j'ai dit trois fois à des personnes différentes : « Vous savez, ce n'est pas pour moi.... »
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